
Auteur : Messadié Gerald
Ouvrage : 4000 ans de mystifications historiques
Année : 2011
L’homme est de glace aux vérités,
Il est de feu pour les mensonges.
Jean de La Fontaine
Il est permis de violer l’Histoire,
à condition de lui faire un enfant.
Alexandre Dumas
Avant-propos
Dénoncer la mystification, c’est
dénoncer le mensonge. Entreprise
philosophique si vaste qu’elle prendrait
toute une vie. De surcroît, il n’est pas
deux visions identiques de la réalité ; il
s’ensuit que toute personne qui décrit la
sienne ment involontairement à l’autre.
L’adage est d’ailleurs ancien : « Chacun
voit midi à sa porte. »
Dire le faux se présente cependant
sous des formes diverses, souvent
enchevêtrées. Le mensonge sincère, par
exemple celui du témoin d’un fait divers
qui s’est trompé sur l’apparence d’un
délinquant, se différencie du mensonge
intentionnel, tel que celui du faux
témoin : celui-là est un manipulateur.
Dans la Grèce antique, personne
n’avait jamais vu Athéna, mais clamer
qu’elle n’existait pas était un crime
passible de mort. Sa réalité appartenait
à cette forme de fiction ou de mensonge
sincère qui s’appelle mythe et qui
permet de rallier un grand nombre de
citoyens à la défense d’une noble cause.
Se prétendre délégué par les dieux pour
prendre une décision politique
importante était en revanche un
mensonge manipulateur, c’est-à-dire une
mystification, elle aussi passible de la
peine de mort.
Distinguer entre les deux est ardu.
Peut-être le mystificateur est-il sincère ?
Peut-être a-t-il eu un songe et se croit-il
vraiment délégué par les dieux ? Dans la
vie des nations, ces questions revêtent
bien plus d’importance que dans un
amphithéâtre. Car la parole est
instrument du pouvoir et celle qui
s’exprime publiquement est signe de
l’autorité. Seul celui qui détient les deux
dispose du privilège de s’adresser au
plus grand nombre.
Qu’on m’autorise ici un souvenir
personnel ; il me paraît opportun. En
2006, la télévision suisse romande
décida d’organiser un débat public sur
le Diable et réunit à cette fin un prêtre
catholique, un pasteur protestant, un
imam musulman et un laïc, en
l’occurrence moi-même, parce que
j’avais publié une Histoire générale du
Diable (1). Le débat aborda la place de
ce personnage dans les théologies. Il fut
convenu par les invités qu’il incarnait
l’essence du Mal et l’ennemi de Dieu,
mais quand mon tour vint de répondre, je
différai d’eux. Je rappelai que, selon
l’Ancien Testament, il était le serviteur
de Dieu. L’étonnement, teinté de
scandale, se manifesta sur le plateau. Je
citai alors ces lignes du Livre de Job :
« Le jour vint où les membres de la
Cour des cieux s’assemblèrent en
présence du Seigneur, et Satan était là
parmi eux. Le Seigneur lui demanda où
il avait été. “Je parcourais la Terre d’un
bout à l’autre”, répondit-il. Le Seigneur
lui demanda alors : “As-tu remarqué
mon serviteur Job ? Tu ne trouveras
aucun autre comme lui sur la Terre.” »
(Job, I, 6-8). Satan était donc membre de
la Cour des cieux. La consternation
succéda au scandale et le rabbin déclara
que je venais de démontrer la raison
pour laquelle il ne fallait pas mettre les
Livres saints dans les mains des
profanes.
La raison implicite en était que seule
l’autorité peut interpréter ces livres.
Cependant, l’autorité est humaine. Elle a
parfois défailli au cours des siècles,
comme on sait.
*
Depuis la seconde moitié du XXe
siècle, une révolution silencieuse se fait
de plus en plus tonitruante. Elle est
internationale. Son cri de ralliement :
« On nous a menti ! » Sur quoi ? Sur le
passé. Qui sont les manifestants ? De
jeunes historiens. Aux États-Unis, en
France, en Angleterre, en Italie et
ailleurs, ces érudits dont le métier est de
raconter le passé poursuivent une
insurrection qui en déconcerte plus d’un.
Ils multiplient les livres, les études et
les numéros spéciaux de revues sur les
falsifications qui constitueraient la trame
de la mémoire collective et
transmissible.
Aussi, dès le XIXe siècle, l’historien
Fustel de Coulanges les avait-il
prévenus : « Enseigner l’histoire est une
guerre civile. »
Les mensonges après lesquels en ont
ces rebelles n’étonneront que les naïfs :
depuis les peintures des grottes
préhistoriques, il est évident que l’esprit
humain est en quête perpétuelle de
mythes. Seul le mythe fait palpiter son
coeur et lui infuse le goût de l’action.
L’image de l’aurochs percé de flèches
symbolisait le triomphe de l’humain sur
la bête, et la dépouille de l’animal
assurait la nourriture essentielle à la vie,
tout comme les os qu’on pouvait aiguiser
en poignards, la peau dont on s’habillait.
Et les guerriers prirent l’habitude de
planter des cornes sur leur casque : ils
avaient vaincu l’aurochs, ils étaient des
héros, ils s’en étaient approprié les
armes. À l’époque historique, des
légions partirent se battre sous l’égide
d’un dieu de la Guerre, Mars, Arès,
Bellone, Ogmios ou autre. Personne ne
l’avait jamais vu, mais il existait
puisqu’il le devait. On lui inventa même
une biographie et l’on s’esclaffait au
récit de la mésaventure de Mars, par
exemple, quand Vulcain l’avait pris
avec son filet alors qu’il s’ébattait avec
Vénus.
Car le mythe est plus fort que la
vérité.
Mais il est mensonge.
Au fur et à mesure que l’imprimerie
fixa et répandit le savoir, on s’avisa que
nombre de gens avaient fabriqué des
mythes et que, en plus d’être des
instruments de pouvoir, ils pouvaient
être toxiques. La naissance de la
propagande les rendit encore plus
dangereux. Quelques fabricants de
mythes galvanisèrent, par exemple, une
nation aussi cultivée que l’Allemagne
avec le mythe de la « race aryenne ».
Repus des fadaises dont leurs aînés
les avaient gavés, les jeunes historiens
partirent en guerre, pareils à des
exterminateurs. Ils n’ont pas fini leur
tâche : les mythes pullulent, en effet. Ils
se nichent dans les recoins des
mémoires.
Mais comment les reconnaître ?
*
Tout savoir est par définition
incomplet et sujet à révisions, donc à
erreurs. Tout médecin peut vérifier que
l’art de guérir au XXIe siècle n’a que de
lointains rapports avec celui du début du
XXe. L’histoire ne fait pas exception à la
règle. Qu’est-elle ? Un récit ou la
combinaison de plusieurs récits du
passé, d’après des documents et
témoignages de l’époque. Mais qu’il
s’agisse de l’histoire antique, de celle
des siècles passés ou bien des dernières
décennies, elle est constamment
modifiée par des découvertes
archéologiques ou par l’apparition de
documents et de témoignages.
Il s’ensuit que tout savoir est par
définition inachevé.
Ainsi, jusqu’au dernier quart du XIXe
siècle, lettrés et public pensaient que
l’Iliade d’Homère était le récit poétique
d’événements qui s’étaient peut-être
déroulés au temps d’Homère, mais qui
n’avaient pas grand rapport avec une
quelconque réalité historique. On douta
même de l’existence du poète. En 1868,
un riche Américain d’origine allemande,
Heinrich Schliemann, passionné
d’Homère, entreprit des fouilles à
l’entrée des Dardanelles, sur le site
présumé de Troie, puis en Argolide, à
Mycènes et Tirynthe. La découverte de
ruines anciennes ravagées par le feu et
de trésors considérables le convainquit
d’avoir retrouvé Troie. La mise au jour
de seize tombeaux à Mycènes le
persuada cette fois qu’il avait identifié
les vestiges de l’antique royaume
d’Agamemnon. On a depuis
considérablement nuancé les
affirmations de Schliemann, mais enfin,
il avait donné quelque substance
historique au poème d’Homère.
Le mythe avait été confirmé par
l’histoire.
Mais l’histoire peut aussi défaire le
mythe. Ainsi, les instituteurs ont
enseigné pendant des décennies, dans les
écoles républicaines, qu’un certain
Charles Martel, à la tête des armées
franques, avait arrêté les Sarrasins
(certains disaient déjà « les Arabes ») à
Poitiers en 732. Les armées franques
étaient alors identifiées aux armées
françaises et, dans l’esprit des écoliers,
même devenus adultes, les croisades
n’étaient pas loin (trois siècles les
séparaient de l’épisode de Poitiers). La
référence gagna les milieux politiques et
la bataille de Poitiers devint une
préfiguration de la naissance de la
France, puis de sa résistance au « péril
arabe », magnifiée dans les croisades.
Pénétré de la notion d’« identité
nationale », renseignement de la IIIe
République exalta les gestes de Charles
Martel, de Roland à Roncevaux et de
Jeanne d’Arc comme autant d’exemples
de l’indomptable esprit de la France. En
réalité, c’étaient trois mythes issus de
faits dénués de toute la portée grandiose
et symbolique qu’on leur prêtait pour
des raisons politiques. L’interprétation
en est fausse et même tendancieuse.
Mais elle est aussi tenace.
*
Au début du XXe siècle, alors que
l’histoire était devenue, en France
comme dans plusieurs autres pays
européens, une véritable discipline sous
l’impulsion d’Ernest Lavisse, les
historiens s’avisèrent de trois faits :
d’abord, cette discipline tenait une place
fondamentale dans la culture, car elle
ouvrait l’esprit à la compréhension du
monde ; elle devait donc, à ce titre, être
associée à la géographie ; ensuite, elle
exerçait une influence politique et, de ce
fait, elle était elle-même influencée en
retour par la politique ; or, celle-ci étant
tributaire de l’éthique, du moins en
principe, il s’ensuivait que l’historien
devait la respecter aussi. Il eût été
immoral, par exemple, de représenter un
tyran ennemi comme un monarque
éclairé, comme il était immoral de
décrire comme un pleutre ou un
incapable un roi dont la dynastie régnait
toujours. Ce fut ainsi que Néron, ennemi
supposé du christianisme, fut représenté
comme un monstre.
Enfin, sans prétendre à être une
science exacte, au même titre que les
mathématiques ou la chimie, l’histoire
devait néanmoins se fonder sur les
documents et s’aider de disciplines
telles que l’économie, la sociologie,
l’ethnologie, l’évolution des sciences et
des techniques, et – en Allemagne en
particulier – la philosophie.
Tout à la fois, l’histoire s’enrichit
donc et devint plus rigoureuse dans ses
interprétations. Progressivement, elle
s’affranchissait des mythes et de la
manipulation politique.
Une telle évolution ne pouvait se faire
sans bouleverser des habitudes de
pensée et des traditions souvent
entretenues depuis des siècles, non
seulement chez les instituteurs, mais
aussi dans les milieux académiques. Elle
entraînait en effet la remise en question
de bien des idées ancrées dans les
cultures nationales. Dès le XIXe siècle,
Fustel de Coulanges, auteur de La Cité
antique, dénonçait le mythe de la liberté
dans l’Antiquité. Scandale : le citoyen
romain, ce modèle – imaginaire – de
l’homme accompli, n’était donc pas
libre ? Non, la liberté est une idée
récente en histoire.
Au début du XXe siècle, le philosophe
italien Benedetto Croce, désabusé,
déclarait que « toute histoire est roman
et tout roman, histoire ».
Les protestations indignées fusèrent
contre ces révisions, qualifiées tour à
tour de positivistes, de négativistes (ce
qui n’avait rien à voir avec le
négationnisme), d’antipatriotiques ou de
cyniques, mais qui étaient en tout cas
rejetées par certains courants
idéologiques. En France, par exemple,
les mythes de « nos ancêtres les
Gaulois » et de « Jeanne d’Arc qui bouta
les Anglais hors de France » demeurent
particulièrement tenaces. Même dans
l’histoire récente, on a vu des
fabrications à l’encontre de toutes les
évidences.
Puis un accident fâcheux et même
détestable advint : après la Seconde
Guerre mondiale, quelques historiens,
eux-mêmes intoxiqués par des
mythologies, prétendirent que le nombre
de juifs assassinés « scientifiquement »
par les nazis avait été démesurément
gonflé, que les chambres à gaz étaient
une invention concoctée par des juifs et
que le Zyklon B n’avait servi qu’à
désinfecter les prisonniers…
On se méfia alors des négationnistes,
comme on les appela. La surabondance
des preuves contraires finit par
discréditer leurs thèses, et diverses lois,
avec sanctions assorties, réprimèrent
leurs discours. La mesure était
drastique, mais un peu moins de
véhémence de leur part leur eût sans
doute épargné ce sort.
Les révisionnistes reprirent alors leur
inventaire des mensonges,
mystifications, omissions et fabrications
du passé…
*
Ici se pose une question troublante :
les historiens responsables de ces
erreurs étaient-ils des ignorants ? Non :
les documents qu’ils avaient patiemment
mis au jour de génération en génération
le démontrent amplement. Il suffit de les
consulter pour s’assurer des erreurs.
Étaient-ils alors de mauvaise foi,
sinon des menteurs eux-mêmes ? Pour
outrancière qu’elle soit, l’accusation est
un peu plus fondée, mais elle doit être si
fortement nuancée qu’elle perd une
grande part de son poids. Ces hommes
(on compte peu de femmes dans leurs
rangs) ont souvent modifié
l’interprétation des faits pour démontrer
ce qu’ils considéraient comme une
vérité ; c’est-à-dire qu’ils ont sacrifié la
réalité à l’idée.
Parfois aussi, l’historien est à son insu
prisonnier du prisme de sa culture et suit
des schémas de pensée autocentrés. Le
cas de Galilée est à cet égard
exemplaire : jusqu’à lui et à Copernic
– qui ne publia pas ses conclusions –,
les autorités intellectuelles et
spirituelles de l’Occident tenaient que la
Terre était le centre de l’univers.
Aucune démonstration ne les aurait
convaincus du contraire ; c’est un
phénomène connu en psychologie sous le
nom de dissonance cognitive. L’esprit se
refuse à admettre des évidences
contraires à ses convictions.
A u XXIe siècle, l’historien Jack
Goody (2) a démontré que des historiens
éminents avaient commis la même
erreur ; ils avaient interprété l’histoire
selon un angle européen. Ils décrivaient,
par exemple, la découverte du sucre et
des épices comme un phénomène
européen et ne se souciaient pas de
savoir comment d’autres civilisations
les avaient découverts, avant l’Europe.
Le cas le plus pittoresque est celui du
père missionnaire Labat (1663-1738),
qui avait déclaré que les Arabes ne
connaissaient pas l’usage de la table, et
Fernand Braudel cite un observateur
selon qui les chrétiens ne s’assoient pas
par terre pour manger, comme les
musulmans. Formidable erreur : l’Orient
connaissait la table depuis les pharaons.
Et quant à s’asseoir par terre pour
manger, il suffit d’avoir un peu voyagé
pour savoir que les animistes, les
bouddhistes et bien d’autres le font.
Inconsciemment, les historiens
suivaient un schéma de pensée destiné à
prouver la supériorité de l’Occident
chrétien sur le reste du monde.
Cette déformation s’explique.
L’histoire est un chaos de données et
nulle intelligence ne peut se résoudre à
ce qu’elle, sa famille, ses proches et ce
qu’elle considère comme son peuple ne
soient que des fétus entraînés dans des
tourbillons aveugles, dont nul ne sait où
ils vont. C’est le problème fondamental
de la philosophie : nul n’accepte
l’absurde. Un tel consentement serait
immoral, parce que celui qui se résout à
l’injustice devient lui-même injuste.
Les études d’éthologie du XXe siècle
l’ont démontré : même l’animal refuse
l’injustice.
Pour l’historien, il s’ensuit que sa
mission est de donner un sens à la masse
de faits qu’il est chargé de traiter pour
en offrir un récit selon lui cohérent. On
ne peut pas douter de la sincérité de tous
ceux qui, dans le système
d’enseignement de la IIIe République,
étaient convaincus que la république
était un progrès social par rapport à la
royauté, de même que l’automobile était
un progrès par rapport à la traction
animale. Cette idée prouvait à leurs yeux
qu’il y avait bien un sens dans l’histoire.
De ce fait, l’historien se devait de
distinguer ceux des faits qui le
démontraient, quitte à négliger, occulter
ou oublier les autres. Ce fut ainsi que les
faits qui risquaient de nuire à l’aura de
la Révolution de 1789, tels que les
massacres de Vendée, étaient mis sous
le boisseau. La tendance perdura
jusqu’au XXe siècle : il est alors difficile
de trouver, dans l’abondante littérature
consacrée à Robespierre, une mention
de sa tentative de suicide, peu avant son
arrestation ; certains ouvrages étrangers
allèguent même que Robespierre aurait
été blessé par un soldat nommé
« Melda » ; à une consonne près,
d’autres disent franchement « Merda »…
on devine l’intention.
Dans son cas, l’amnésie aggrava la
fabrication : il y avait bien cent
personnes autour de Robespierre à ce
moment-là, mais personne ne se souvint
de rien.
Ainsi, l’idée s’affirme et se
transforme en mythe.
L’historien est un mythificateur qui
vise à montrer que son monde est
supérieur aux autres ; le mystificateur,
lui, cherche à montrer qu’il est lui-même
supérieur aux autres. La différence entre
les deux est ténue.
Jadis vécut peut-être un homme d’une
force inouïe. Celle-ci était si
prodigieuse qu’elle ne pouvait
s’expliquer que par une origine
surnaturelle : cet homme devait avoir été
enfanté par un dieu amoureux d’une
mortelle. Demi-dieu, donc toujours
asservi à la condition humaine, il était
donc voué à la mort. Mais même la mort
d’un demi-dieu est difficile à admettre :
il fallait qu’il se la donnât lui-même. Et
pourquoi ? Seul le désespoir peut
pousser un demi-dieu au suicide, et le
plus noble est l’amour.
Ce fut ainsi qu’Hercule, le plus fort
des hommes, monta sur le bûcher parce
qu’il avait été trahi par Déjanire.
Et ce fut l’un des premiers mythes. Et
l’un des premiers faux.
*
Comme tous les remèdes, la
dénonciation des faux comporte ses
effets secondaires ; le principal est la
manie du complot.
Elle peut se retourner contre le
dénonciateur lui-même : de quel droit
conteste-t-il des faits reconnus de tout le
monde ? Quels sont ses titres ? Ne
serait-ce pas un fauteur de troubles ?
Car c’est un point divertissant de
l’histoire : on n’a pas besoin de titres
pour croire, mais on en a besoin pour ne
pas croire. Passe que lord Kelvin,
éminent savant, ait déclaré
solennellement devant ses collègues de
la Royal Society, après la découverte de
la radioactivité : « On ne tardera pas à
découvrir que les rayons X sont une
supercherie. » Il avait, lui, homme de
science qualifié, le droit de se tromper,
mais on n’avait pas le droit de le lui dire
si l’on n’était pas son égal : c’est l’un
des traits du mandarinat universel.
La manie du complot, elle, est très
ancienne ; elle dérive, en effet, d’un
excès de logique ; tout effet ayant une
cause, il s’ensuit qu’il n’est rien
d’inexplicable. En attestent les
innombrables et tragiques procès en
sorcellerie qui émaillèrent l’histoire de
l’Occident jusqu’au XVIIe siècle : si les
moutons d’un paysan mouraient ou si son
fils avait le croup, on soupçonnait
d’emblée le voisin de lui avoir jeté un
sort. Et l’affaire se terminait
généralement par la mort d’un
malheureux ou d’une malheureuse
auxquels on avait extorqué des aveux
par la torture et qu’on brûlait sur un
bûcher après lui avoir arraché la langue.
Cette folie perdura jusqu’au siècle des
Lumières : le premier procès que plaida
le jeune avocat Robespierre à Arras fut
celui de bourgeois qui avaient installé
un paratonnerre sur leur maison. Leurs
voisins avaient déposé plainte, arguant
que ces mécréants voulaient détourner le
courroux divin sur des innocents. Bien
que Benjamin Franklin eût démontré la
nature électrique de la foudre, peu de
gens prêtaient crédit à ces bavardages
scientifiques et tenaient pour acquis que
la foudre était l’expression de la colère
de Dieu. La vieille mystification
entretenue par l’esprit religieux résistait
vaillamment.
Au XXe siècle, le président Roosevelt
et le Premier ministre Churchill furent
désignés comme suspects dans deux
théories du complot : le premier aurait
laissé bombarder la flotte américaine à
Pearl Harbour pour disposer enfin d’un
prétexte à l’entrée en guerre ; quant au
second, il aurait laissé bombarder
Coventry pour démontrer la barbarie
nazie. Les deux théories circulent
encore. Leur fausseté sera démontrée
dans les pages qui suivent.
Plus près de nous, on a vu des
fractions de l’opinion douter du récit
général – on ne dira pas « officiel », car
il n’y en eut pas – de l’attentat du 11
septembre 2001. Les films qui avaient
défilé sur les écrans de télé et qui
montraient bien les avions détournés
heurter de plein fouet les tours du World
Trade Center ne les avaient pas
convaincues. Certaines singularités, il
est vrai, entretenaient des doutes.
Mais la nouvelle théorie dépassa de
loin les questions posées par ces
singularités – et d’ailleurs demeurées
sans réponse.
La séduction du faux est souvent
irrésistible. Pour l’illustrer, nous avons
inclus dans cette anthologie divers
exemples qui touchent à la finance, aux
beaux-arts, à la science ; ils contribuent
à cerner la tendance des manipulateurs à
falsifier les faits.
*
Le choix des termes qui qualifient les
faux en histoire est large : il va du
mythe, qui s’est forgé sans intention
délibérée de tromper, à la mystification,
qui est une tromperie volontaire, en
passant par l’omission, forme
particulièrement perfide du mensonge, et
l’imposture, généralement dictée par des
raisons idéologiques et plus
spécifiquement politiques. Suivent la
rumeur, le bobard, l’intox, le canard,
l’idée reçue, dont les sens se
chevauchent plus ou moins. La sanction
en reste la même : ce sont des délits.
Les bonnes intentions risquent alors
d’être perverties et l’historien peut être
mené à mentir sincèrement, si l’on peut
ainsi dire ; l’exemple le plus flagrant en
est celui de l’Encyclopédie soviétique,
qui variait d’une édition à l’autre afin de
satisfaire aux diktats du Kremlin.
L’historien cesse à la fin de l’être pour
se changer en propagandiste.
Divers efforts ont été faits ces
dernières années pour corriger ces
dérives. Plusieurs d’entre eux méritent
des éloges, mais beaucoup m’ont semblé
excessivement respectueux à l’égard de
certains mythes : ils ne les ont tout
simplement pas mentionnés.
Le lecteur aura deviné la raison de ces
pages. Peut-être demandera-t-il s’il est
possible à un seul historien, non
universitaire, de couvrir d’aussi larges
domaines que ceux qui y sont évoqués.
La réponse est qu’en un demi-siècle de
recherches on peut apprendre et
découvrir bien des choses demeurées
dans l’ombre, même celles qu’on ne
cherchait pas. Plusieurs des domaines
dont il est ici question, dont ceux de
l’histoire antique, des sources du
christianisme et de la Seconde Guerre
mondiale, m’étaient déjà familiers.
L’histoire de l’Égypte, par exemple,
me porta à m’interroger sur certains de
ses personnages les plus célèbres, tel
Ramsès II qui fut, alors que j’étais
enfant, puis adolescent, l’objet d’une
vénération quasi religieuse dans son
pays (l’une de ses colossales statues
s’élevait sur la place de la Gare, au
Caire, avant qu’on la déplaçât au musée,
pour lui épargner la pollution). Je finis
par interroger des égyptologues de mon
entourage et leurs analyses me
conduisirent vers la conclusion exposée
dans ces pages : ce monarque fut l’un
des premiers inventeurs de la
propagande.
Parallèlement, la quasi-sanctification
dont Socrate faisait l’objet de la part de
mes professeurs de grec et de latin finit
aussi par susciter mes soupçons, après
avoir excité ma curiosité. Ces soupçons
me lancèrent dans une enquête de
plusieurs décennies sur ce que put être
l’enseignement d’un maître qui ne
voulait pas être un professeur et d’un
penseur qui n’a pas laissé un seul mot
écrit.
L’adolescence passe au tamis le grain
que ses aînés lui donnent à moudre.
De mes recherches sur les sources du
christianisme, qui ont fait l’objet
d’autres ouvrages, on ne trouvera ici que
deux ou trois points saillants, qui me
semblent faire l’objet de non-dits
décidément pesants.
Enfin, la Seconde Guerre mondiale est
un domaine qui reste inépuisable,
comme en témoignent les flots
d’ouvrages qui s’efforcent de la raconter
et de l’expliquer depuis plus de six
décennies. Je n’ai cessé, depuis le choc
que me causèrent les photos des
premières victimes des camps de la
mort, d’interroger ceux qui en vécurent
tel ou tel chapitre, de consulter les
archives accessibles et de lire tout ce
que je pouvais lire à ce sujet.
Ainsi tombai-je parfois sur des
personnages dont certains suscitaient
mon admiration depuis l’enfance, tel
Orde Wingate, mystificateur de génie, ou
des mystificateurs pathologiques, tel
Trebitsch Lincoln, juif pronazi. Ainsi
découvris-je aussi des légendes
douteuses et des mystifications
pudiquement voilées.
En somme, ces pages sont en quelque
sorte une manière d’autobiographie, en
même temps qu’un tour commenté de ma
bibliothèque.
PREMIÈRE PARTIE
LES MYSTIFICATIONS
DU MONDE ANCIEN
XIIIe siècle av. J.-C.
Ramsès II : grand pharaon
et premier grand mythomane
De tous les pharaons connus du grand
public occidental, Ramsès II est avec
Tout-Ankh-Amon l’un des plus célèbres.
Ce dernier, éphémère roitelet, doit sa
notoriété à l’émotion que suscita la
découverte de sa tombe par Howard
Carter en 1929 et aux trésors qu’elle
révéla ; le premier doit la sienne à la
profusion de monuments colossaux qu’il
érigea sur le territoire égyptien et à ses
statues gigantesques, dont celles que
l’Unesco déclara partie du patrimoine
mondial de l’humanité et qui furent
surélevées dans les années 1960, lors de
la construction du Grand Barrage sur le
Nil. Ce legs formidable fait à ce jour
l’admiration des touristes, aussi bien
que des égyptologues.
Ramsès II fut aussi l’organisateur de
la plus grande mystification du monde
antique.
En 1274 avant notre ère, âgé de vingtsix
ans, couronné depuis cinq ans, il
lança quatre divisions dans une
campagne destinée à reconquérir la
place forte de Qadesh, sur l’Oronte, en
Syrie, que les Hittites, peuplade du
nord-est de la Méditerranée en conflit
latent avec l’Empire égyptien, avaient
enlevée quelques années plus tôt. Il
parvint un mois plus tard à destination.
Dupé par les fausses informations
d’émissaires hittites, il crut ses ennemis
plus éloignés qu’ils ne l’étaient. Il
commit alors une erreur tactique : à la
tête de la division d’Amon, il partit de
l’avant et installa son camp au pied de la
citadelle dont il comptait faire le siège ;
il s’isola donc du gros de son armée.
Les Hittites, alors tout proches,
déboulèrent dans son camp en pleine
nuit et Ramsès II ne dut son salut qu’à la
fuite. Il se retrouva seul dans une mêlée
nocturne. Sa garde personnelle, les
Néarins, lui permit cependant de résister
au premier choc. La division d’Amon
put alors se regrouper et, avec l’aile
d’une division qui arrivait à la
rescousse, celle de Rê, contint
l’offensive hittite.
Le roi hittite Mouwattali avait réussi à
repousser les Égyptiens.
Ramsès II ne conquit jamais Qadesh et
n’en entreprit même pas le siège. Mais il
transforma une déroute caractérisée en
une formidable victoire. D’abord, un
scribe nommé Pentaour rédigea un
immense poème célébrant les triomphes
successifs de son monarque dans cette
épopée, lui prêtant des exploits
imaginaires, comme des incursions en
Mésopotamie et en Asie mineure, avec
le secours héroïque de ses fils… qui
avaient alors dix ou douze ans. Non
content d’avoir ainsi pansé son amour
propre, Ramsès II fit ensuite réaliser des
hectares de hauts-reliefs sur les murs
des temples, pour illustrer ces fables.
Les sujets de Ramsès II ne surent
jamais rien de la vérité et les militaires
qui avaient participé aux combats tinrent
sans doute leur langue, de peur des
conséquences. Mais les Égyptiens
avaient aussi le sens de la satire, et ils
savaient écrire des textes séditieux ;
ceux-ci ne nous sont pas tous parvenus,
mais il en est au moins un qui témoigne
que certains scribes se doutèrent des
rodomontades du monarque ; ainsi du
Récit du scribe Hori, qui dénonce les
vantardises d’un traîneur de sabre et
l’invective en ces termes :
Tu n’es pas allé dans le pays
des Hattous [Hittites] et tu n’as pas
vu le pays d’Oupi [la Syrie]. Tu ne
connais pas plus les paysages du
Kbedem que ceux d’Iged. Tu n’es
jamais allé à Qadesh…
La dénonciation est transparente.
Ramsès II finit par pactiser avec les
Hittites et il dépensa même des trésors
de patience pour obtenir la main de la
fille du « vil Hattou » qu’il avait agoni
d’injures. Il n’en fut pas moins un grand
roi. Mais c’eût été moins évident pour ses
sujets et ses successeurs s’il n’avait
inventé la propagande.
Xe siècle av. J.-C.
La Grande Jérusalem existait avant David
En 1998, l’archéologue israélien
Ronny Reich publiait, au terme de deux
ans de travaux, les résultats de fouilles
entreprises dans les sous-sols de
Jérusalem ; il concluait que le système
de canalisations qui approvisionnait la
ville en eau depuis des dizaines de
siècles datait de 1800 avant notre ère et
que la superficie de la ville ancienne
était double de celle qu’on avait
jusqu’alors estimée ; en effet, elle
incluait la source de Gihon que, par
tradition, on avait située à l’extérieur de
la ville conquise par David.
L’archéologie est une science qui
souvent frise le domaine politique,
notamment en Israël, et les résultats des
fouilles de Reich suscitèrent des
interpellations à la Knesset et des débats
assez vifs, oubliés depuis.
Pour mémoire, selon la tradition,
appuyée sur la Bible (Samuel, II), le roi
David décida de s’emparer de la ville
cananéenne de Jérusalem, qui
appartenait aux Jébusites, afin de mettre
fin à la guerre fratricide entre les tribus
de Benjamin et de Juda et de leur
imposer sa volonté et la paix. Pour cela,
il recruta une armée de Kérétiens et de
Pérétiens, c’est-à-dire des Crétois ;
partant du conduit de la source de
Gihon, à l’extérieur de la ville selon la
Bible, lui et ses soldats s’infiltrèrent
dans Jérusalem, défirent promptement
les défenseurs jébusites et s’emparèrent
de la ville. Par la suite, le roi David
agrandit considérablement sa capitale.
Que les canalisations fussent plus
anciennes qu’on l’avait cru ne
contrariait pas la tradition, puisque
c’était par ces boyaux que David et ses
soldats avaient pénétré dans la ville.
Mais que la source de Gihon se trouvât à
l’intérieur de l’enceinte de celle-ci
contredisait cette tradition ; comment
alors les envahisseurs se seraient-ils
introduits dans la ville ? C’est toute
l’histoire de la conquête de Jérusalem
qui se trouve mise en cause. Plusieurs
aspects en demeuraient déjà
problématiques : comment une petite
armée avait-elle pu s’infiltrer par ses
canalisations dans une ville fortifiée
sans que les occupants de celle-ci s’en
aperçoivent ? Et que devint la
population ?
Plus ils sont anciens toutefois, plus
certains mythes résistent à la critique.
Ve siècle av.]-C.
Les Grecs ont-ils inventé la démocratie ?
L’une des idées reçues les plus
solidement ancrées dans la culture
générale occidentale moderne est que la
Grèce aurait inventé la démocratie. Mis
à part la création du mot à partir des
racines demos, « peuple », et kratos,
« pouvoir », rien n’est plus faux. Pour
mémoire, le mot n’apparut qu’assez tard,
vers la fin du Ve siècle.
Pour commencer, la Grèce, au sens
d’entité nationale, n’existait alors pas.
L’Hellade se partageait en districts
indépendants, la Thrace, la Chalcidique,
les Iles, l’Ionie et la Carie. Là se
dressaient des cités-États, dont la
population n’excédait pas dix mille
citoyens : Athènes, Thèbes, Mégare,
Argos, Sparte, Amphipolis et, sur la côte
de l’actuelle Turquie, Sestos,
Clazomènes, Éphèse, Milet… Des
alliances se forgeaient parfois entre ces
cités-États, mais des antagonismes les
opposaient souvent aussi, comme entre
Athènes et Sparte. Sparte demeura une
royauté alors qu’Athènes ébauchait la
démocratie.
L’ethnologie et l’archéologie ont
démontré que la démocratie directe,
forme de gouvernement où le droit de
prendre des décisions est exercé par le
corps entier des citoyens, selon la loi de
la majorité, existait depuis des siècles
dans bien d’autres régions du monde
sous la forme des conseils de clans. La
démocratie représentative exista aussi
sous la forme de conseils de tribus,
quand celles-ci devaient élire un chef.
La démocratie ne s’imposa pas
d’emblée à Athènes et, jusqu’à la
conquête romaine, la cité balança entre
l’oligarchie et la démocratie. Telle que
la concevaient les Athéniens, celle-ci ne
peut en tout cas être confondue avec le
régime qu’on entend sous ce nom à
l’époque moderne : d’abord, elle
excluait certaines catégories d’habitants
qui n’étaient pas considérés comme
citoyens, tels que les esclaves et les
marins, par exemple ; l’esclavage était
même considéré comme constitutif de la
démocratie, seuls les citoyens dégagés
de leurs tâches pouvant s’occuper des
affaires de la cité. Ensuite, elle ne
connaissait pas la séparation des
pouvoirs et le même magistrat pouvait
être à la fois juge et législateur.
Jusqu’à Périclès, la démocratie était
dirigée en fait par les citoyens les plus
riches ; c’était l’héritage de la
constitution de Solon (VIIe-VIe siècles
avant notre ère). Quand Périclès institua
une taxe permettant de verser une
indemnité (les mistophories) aux plus
pauvres, afin qu’ils pussent participer à
la vie de la cité, une pluie de critiques
s’abattit sur cette innovation, qui ne
correspondait pas à la conception
athénienne de la démocratie.
Enfin, au IIIe siècle, Aristote
considérait le mode d’élection des
responsables de la cité à son époque
comme « trop puéril » (Politique, II) ;
on ne sait pas si l’élection se faisait par
acclamation, comme pour les gérontes,
ou bien par tirage au sort, après
consultation des auspices. Plutarque
rapporte que les scrutateurs, « enfermés
dans un bâtiment, estimaient l’intensité
des acclamations »… (Lycurgue). En
tout cas, elle ne s’effectuait pas par vote.
Il est donc erroné d’attribuer aux
« Grecs » l’invention de la démocratie.
Le terme est un emballage qui a même
servi à des denrées putrides, telles ces
« démocraties populaires » du glacis
soviétique, qui n’étaient ni populaires ni
démocratiques, réalisant à la fois les
sinistres prophéties de la « novlangue »
de George Orwell (1984) et les
fantasmes des fanatiques de l’utopie.
399 av. J.-C.
La mort de Socrate :
un suicide à peine déguisé
En l’an 399 av. J.-C., sur dénonciation
de trois citoyens, le poète Mélétos,
l’artisan et politicien Anytos et l’orateur
Lycon, l’Aréopage d’Athènes, tribunal
de cinq cents citoyens, traduisit en
jugement Socrate, « le plus sage de tous
les hommes » selon l’oracle de Delphes,
c’est-à-dire la voix du dieu Apollon. Il
l’accusa de deux crimes : « Corruption
de la jeunesse » et « Négligence des
dieux de la cité et pratique de
nouveautés religieuses ». Il refusa d’être
défendu par un avocat célèbre, Lysias,
qui l’aurait sans doute tiré d’affaire, et
assuma lui-même sa plaidoirie. Elle fut
tellement désinvolte et insolente que
l’Aréopage indigné le déclara coupable
par 280 voix contre 220.
Les procureurs avaient requis la
mort : il boirait une coupe de ciguë,
selon la pratique athénienne. Il aurait pu
négocier sa peine, mais il déclara qu’il
était un bienfaiteur de la Cité et qu’il
devrait être entretenu par elle. Alors
l’indignation de l’Aréopage s’amplifia :
la majorité favorable à la peine de mort
augmenta. Socrate boirait la ciguë. Il la
but, en effet, arguant que, puisque la
peine avait été prononcée par un tribunal
légitime, il devait l’accepter. Il avait
alors soixante-dix ans. Ses amis lui
avaient offert d’organiser son évasion de
prison ainsi que l’exil dans un lieu sûr,
mais il refusa avec fermeté. La
condamnation à mort acceptée ressemble
alors à un suicide.
Vingt-cinq siècles plus tard, aucune
explication plausible du jugement des
citoyens d’Athènes n’a été offerte. On ne
connaît qu’indirectement les preuves et
les exemples spécifiques de corruption
invoqués par l’Aréopage. Les allusions
à l’homosexualité ne sont évidemment
pas soutenables, car celle-ci n’était pas
délictueuse à Athènes. Quant au second
chef d’accusation, il se réfère aux
allusions à une divinité insaisissable qui
ne correspondait pas aux définitions des
dieux que révérait Athènes et qui se
manifestait à lui sous la forme de son
célèbre daimon, son génie personnel.
Cependant, la sentence de l’Aréopage
a pris au cours des siècles les couleurs
d’une injustice monstrueuse et son
acceptation par Socrate a été interprétée
comme l’expression d’un stoïcisme
admirable devant l’injustice des
Athéniens. Tous les ouvrages scolaires
et universitaires, toutes les
encyclopédies sont unanimes sur ce
point. Le philosophe a ainsi revêtu des
dimensions quasi christiques de héros
défenseur de la vérité qui accepte
courageusement la mort.
Plusieurs historiens ont mis
l’accusation de Socrate au compte de
l’inintelligence et de l’influence des
accusateurs Anytos, Lycon et Mélétos ; à
supposer qu’ils aient en effet été bêtes et
méchants, pareille plaidoirie fit bien peu
cas de la majorité des Athéniens qui
votèrent pour la condamnation à mort :
plus de trois cents sur cinq cents. Il
faudrait qu’il y ait eu à Athènes
beaucoup de gens bêtes et méchants.
*
La vérité est bien différente. Et elle ne
correspond guère aux apologies des
vingt-cinq siècles successifs.
En 399 av. J.-C., Athènes émergeait
de la désastreuse guerre du
Péloponnèse, qui l’avait ruinée, et de
deux épisodes de tyrannie sanglants : la
tyrannie des oligarques, dite aussi des
Quatre Cents, en –411, et la tyrannie des
Trente, en –404. La jeune ébauche de
démocratie athénienne avait manqué y
sombrer. Or, parmi les meneurs de l’une
et de l’autre, on trouvait des disciples de
Socrate, Charmide et Critias. Platon a
d’ailleurs donné leurs noms à deux de
ses Dialogues (comble d’impudence, il
a ajouté au Charmide un second titre, De
la sagesse morale).
Pis encore, l’homme qui avait causé la
ruine d’Athènes, Alcibiade, aventurier
tapageur, provocateur et cynique,
compromis dans un scandale de mauvais
goût (lui et une bande d’amis avaient
castré les hermès qui servaient de
bornes protectrices de la cité), mais
riche et joli garçon, était celui-là même
dont Socrate s’était écrié : « J’aime
deux choses au monde, Alcibiade et la
philosophie. » Désertant Athènes,
Alcibiade était passé dans le camp de
Sparte, l’ennemie jurée, et avait indiqué
à ses chefs comment priver sa ville
natale de ressources : en s’emparant des
mines d’argent du Laurion, qui n’étaient
gardées que par des esclaves. Et, après
la défaite d’Athènes et la destruction des
Longs murs qui protégeaient le port du
Pirée, ce détestable trublion était
revenu, seul sur un navire à la voile
pourpre, comme s’il était un roi.
Charmide, Critias et Alcibiade étaient
donc devenus trois des personnages les
plus exécrés de la jeune
protodémocratie athénienne. Tous trois
avaient été des intimes de Socrate. Bien
sûr, celui-ci ne leur avait enseigné ni la
cruauté ni la tyrannie, mais enfin, son
enseignement devait avoir comporté
quelque élément subversif.
La mise en jugement du philosophe ne
découlait donc ni de la hargne de
quelques citoyens bornés, ni du besoin
de trouver un bouc émissaire, comme
l’ont prétendu certains auteurs
modernes, mais de soupçons justifiés. Il
eût certes pu se défendre plus
habilement qu’en rétorquant à ses juges :
« Comment, vous me convoquez ici
alors que je devrais être au Prytanée ? »
(C’est-à-dire nourri et logé aux frais de
la cité.) Il est vraisemblable qu’il ait
accepté la sentence de mort parce que la
trahison d’Alcibiade lui avait brisé le
coeur. Même s’il n’avait pas le privilège
d’être citoyen d’Athènes, cette ville était
chère à son coeur. Il était vieux, il
préféra la mort.
L’Aréopage est donc passé dans les
siècles pour une sorte de tribunal
populaire, plus soucieux de vindicte que
de justice. Or cette accusation est
insoutenable : cette cour était composée
des hommes les plus instruits de la ville,
et on les voit mal cédant à une haine
soudaine pour le sage distingué quelques
années plus tôt par l’oracle d’Apollon.
*
L’historien contemporain
s’interrogera alors sur les éléments
pervers éventuels de l’enseignement de
Socrate : vaste et hasardeuse entreprise,
car Socrate n’a rien rédigé et l’on ne
connaît cet enseignement que par les
écrits de Xénophon et surtout de Platon,
son disciple le plus fidèle. De plus,
l’admiration que lui ont portée Jean-
Jacques Rousseau, Emmanuel Kant ou
Friedrich Hegel interdirait presque une
analyse aussi audacieuse. Un indice
toutefois retient l’attention : Socrate
n’était pas unanimement respecté à
Athènes, comme la révérence posthume
tend à le faire croire ; en témoigne le
personnage ridicule et même nocif que
l’auteur satirique Aristophane campe de
lui dans trois de ses comédies, Les
Nuées, Les Oiseaux et Les Guêpes :
celui d’un phraseur délirant qui égare la
jeunesse. Et l’on retrouve là un préjugé
courant à Athènes contre les
philosophes, dits « sophistes » : leurs
idées creuses étourdissent la jeunesse, la
détournent du gymnase et sont finalement
contraires à l’intérêt de la cité.
On recoupe ici l’accusation de
corruption de la jeunesse. Le succès des
comédies d’Aristophane révèle la
méfiance d’une partie au moins de la
population athénienne à l’égard de
Socrate.
Le soupçon peut être précisé : dans un
passage du Minos de Platon, Socrate
explique que seuls peuvent gouverner
ceux qui possèdent le « savoir », lequel
est conféré par le ciel et qu’un homme
du commun ne peut revendiquer, même
s’il est vertueux. Or, c’étaient là des
propos fondamentalement
antidémocratiques : ils renforçaient la
cause des oligarques, aristocrates
héréditaires, qui mirent à deux reprises
la république en péril. Ils confirment que
l’influence intellectuelle de Socrate
encouragea les Oligarques dans leurs
coups d’État.
D’ailleurs, l’hostilité à la démocratie
de Platon, le plus proche des disciples
de Socrate, est bien connue : il fulmina
contre le partage des richesses
d’Athènes avec les pauvres et contre les
hommes qui, comme Périclès, « régalent
les Athéniens et leur servent tout ce
qu’ils désirent », les rendant ainsi
« paresseux, lâches, bavards et avides
d’argent ». La démocratie économique
était sa bête noire. Après avoir assisté
au procès de son maître, il alla se mettre
au service du tyran Denys de Syracuse.
Enfin, concernant l’accusation contre
Socrate d’honorer des dieux étrangers,
on peut formuler l’hypothèse que les
Athéniens se référaient aux évocations
que le philosophe avait faites de son
daimon, dont les commandements étaient
plus forts que ceux de la religion.
Mais un point est sûr : les Athéniens
avaient eu de bonnes raisons de
soupçonner Socrate. Il eût pu se
disculper. Sans doute était-il las de la vie.
*
Par un paradoxal incident, le procès
de Socrate justifie les pages que voici et
au moins une partie de l’enseignement
de ce philosophe.
Le philosophe avait mis en garde ses
auditeurs contre les professeurs et toute
personne investie de l’autorité
d’informer la vérité. La méthode
socratique, la maïeutique, était en fait
une méthode de dialogue critique visant
à faire admettre par l’interlocuteur luimême
qu’il ne savait pas de quoi il
parlait et qu’il répétait des notions
inculquées par d’autres, bref, qu’il
répétait des lieux communs. Le célèbre
tableau de David, La Mort de Socrate,
qui représente celui-ci l’index dressé
dans un geste professoral, est à cet égard
un comble d’absurdité : Socrate
s’érigeait justement contre l’index
didactique.
Comme les sages-femmes, je
suis stérile, et le reproche qu’on
m’adresse souvent, celui de poser
des questions aux autres et de
n’avoir pas l’esprit d’y répondre
moi-même, est très juste. La raison
en est que le dieu m’impose d’être
une sage-femme, mais ne me permet
pas d’accoucher.
Or, sa mère était une sage-femme.
Cette attitude critique ne pouvait être
appréciée des Athéniens, pour qui le mot
logos revêtait alors une autorité quasi
divine. Ils avaient pris Socrate pour un
professeur, alors qu’il n’était qu’un
éveilleur.
*
L’historien américain Daniel J.
Boorstin (1914-2004) rapproche à juste
titre cet enseignement de l’avertissement
du dieu-roi Thamis à Thoth, le dieu
égyptien qui avait inventé l’écriture :
« Ta découverte [l’écriture] rendra
oublieux ceux qui veulent apprendre,
parce qu’ils ne se serviront plus de leur
mémoire. »
330 av. J.-C.
La découverte de Thulé par Pythéas,
ou la galéjade qui n’en était pas une
Quand le géographe grec Polybe (IIe
siècle av. J.-C.) commenta le récit de
voyage de son compatriote marseillais
d u IVe siècle, Pythéas, il le traita de
« fieffé menteur ». « Qui croira qu’un
simple particulier, de fortune
notoirement médiocre, ait pu trouver le
moyen de parcourir d’aussi énormes
distances ? » Son illustre successeur
Strabon (Ier siècle av. J.-C.) ne fut pas
plus élogieux, il qualifia Pythéas de
« charlatan de profession » qui « partout
et toujours cherche à tromper son
monde ». Les sarcasmes des spécialistes
se sont poursuivis jusqu’à nos jours, et
une illustre encyclopédie du XXe siècle
assure que Pythéas a bien mérité le
mépris de Strabon par sa description
d’une mer « coagulée ». Une mer
coagulée, vraiment ! C’était bien des
siècles avant la sardine qui boucha le
port de Marseille.
Pythéas le Massaliote, natif de
Massalia, colonie grecque fondée au VIIe
siècle av. J.-C. par des Grecs à
l’emplacement de Marseille, mérite
pourtant plus de respect, et il a
d’ailleurs fini par en regagner. Pour
commencer, même Strabon concède que
ce n’était pas un ignorant : « En ce qui
concerne l’astronomie et les
mathématiques, Pythéas semble avoir
montré de la compétence. »
Vers 330 av. J.-C., Pythéas franchit
les Colonnes d’Hercule, c’est-à-dire le
détroit de Gibraltar, alors unique porte
du bassin méditerranéen dont les
riverains pensaient que c’était le
berceau des civilisations et le seul digne
de ce nom ; l’Inde et la Chine étaient
pour eux des contrées reculées dans le
temps et l’esprit.
D’après les fragments qui nous sont
parvenus de sa Description de l’Océan
et des citations d’autres auteurs, Pythéas
remonta la côte atlantique vers le nord
et, dépassant la péninsule bretonne,
gagna « la grande île britannique ».
Preuve qu’il n’était pas un hâbleur, il fut
le premier à évoquer la position, la
forme et les dimensions de la Grande-
Bretagne avec une précision étonnante.
Il en décrit aussi la population. Diodore
de Sicile, qui le cite, rapporte qu’elle a
« des habitations très pauvres, faites le
plus souvent de roseaux et de bois ». Les
gens y conservent leurs récoltes dans
des abris couverts. « De ces réserves,
ils tirent chaque jour les vieux épis,
qu’ils égrènent et travaillent de façon à y
trouver de la nourriture. Pour ce qui est
de leur caractère, ce sont des gens très
simples et bien éloignés de cet esprit vif
et méchant de ceux d’aujourd’hui. »
Et il n’avait pas connu Strabon.
Le rapport qui ébaubit l’Antiquité,
puis la fit ricaner mais qui conserve son
mystère, est la découverte d’une terre
« à six jours de navigation au nord » de
la grande île britannique. Pythéas
l’appelle Thulé et la désigne comme « la
plus septentrionale des terres qui ont un
nom ». Là, relève-t-il, « la nuit était tout
à fait petite, de deux heures pour les uns,
de trois pour les autres ». À l’évidence,
Pythéas est arrivé dans le cercle polaire
arctique, au moment du solstice d’été.
Détail frappant : Pythéas rapporte que
les habitants de cette contrée battent
leurs récoltes sous abri, « la pluie et le
manque de soleil les empêchant de se
servir d’aires découvertes ». Le manque
de soleil dont il parle ne peut se
produire que l’automne et l’hiver, où les
jours sont très courts ; Pythéas n’a pas
pu inventer ce fait, puisqu’il n’était pas
dans la région à cette époque. Il n’a pas
inventé non plus que les Hyperboréens
fabriquent une boisson à base de
céréales et de miel.
Qu’était cette terre dont la légende
hanta les imaginations jusqu’au XXe
siècle ? Estimer sa position exacte serait
hasardeux, car on ignore la vitesse à
laquelle l’explorateur avança pendant
six jours au nord de la Grande-Bretagne,
et la majorité des navigateurs et
historiens supposent que Pythéas aurait
pu atteindre l’archipel des Orcades ou
des Shetland, mais certainement pas
l’Islande. Toutefois, cette restriction
laisse fortement sceptique, car le temps
nécessaire pour rallier les deux
archipels à partir du nord de la Grande-
Bretagne est bien inférieur à six jours de
navigation : il est à peine d’un jour
entier, Pythéas a pu se rendre plus au
nord, surtout si l’on tient compte du
courant et des alizés de l’Atlantique
nord au moment du solstice d’été.
L’Islande est située à quelque 250 milles
au nord-ouest de la Grande-Bretagne ;
un vent soutenu aurait permis à Pythéas
de franchir une quarantaine de milles par
jour, à une vitesse inférieure à deux
noeuds par heure. Certains lui concèdent
qu’il aurait pu atteindre la Norvège,
puisqu’il descendit jusqu’à la Baltique ;
ce qui ne serait déjà pas si mal pour
cette époque.
La « mer coagulée » empêcha notre
pionnier d’aller plus au nord, et il
bifurqua vers l’est ; il atteignit la
Baltique, puisque Pline l’Ancien
rapporte sa présence à l’embouchure de
la Vistule. Puis il rentra à Massilia. Il
avait fait un voyage prodigieux.
Les navigateurs romains ne parvinrent
jamais à le refaire ; telle fut
probablement la raison du scepticisme
affiché des auteurs anciens. Comment ce
Massiliote aurait-il réussi tout seul ce
que la puissante marine romaine n’avait
pu faire ? Ils daubèrent donc sur la
« mer coagulée » et rejetèrent Thulé au
rang des inventions de ce « menteur ».
*
Que fut cette « mer coagulée », dont la
mention a jeté Pythéas dans un discrédit
interminable ? À l’évidence, une mer
semée de petits débris de glaces, comme
pouvaient en créer les fontes de
fragments de banquise en été, et qui
donnait de loin une impression de lait
coagulant sa crème. Pythéas lui-même
n’avait jamais rien vu de tel, il se
contenta de décrire le phénomène ; ses
détracteurs pouvant encore moins
imaginer celui-ci, ils s’esclaffèrent.
Mais certains universitaires modernes
persistent à rejeter catégoriquement cette
explication et jugent que la description
de Pythéas ressemble trop à celles des
limites du monde, ainsi que les Anciens
les imaginaient, des régions où les trois
éléments se fondent dans le chaos,
interdisant le passage humain.
Au cours des siècles, on a étudié plus
attentivement l’exploit du Massiliote.
Pour commencer, plusieurs auteurs
antiques mentionnent qu’il calcula la
hauteur du soleil à l’aide d’un grand
gnomon ou cadran solaire, au solstice
d’été ; il put ainsi déterminer la latitude
de Massilia avec une surprenante
exactitude. Reprenant sa méthode,
Ératosthène puis Hipparque
améliorèrent ainsi le calcul des
latitudes.
Pythéas fut aussi le premier à établir
une corrélation entre les marées et
l’influence de la Lune.
Il fut également le premier à observer
que l’étoile polaire ne se trouve pas
exactement au-dessus du pôle Nord ; il
fallait quand même être monté assez au
nord pour cela, et cette observation
seule suffit à vérifier son voyage vers
Thulé.
Tous ces faits indiquent qu’il n’était
certes pas le premier hâbleur venu. Les
critiques modernes lui reprochent le peu
de fiabilité de ses mesures et sa
crédulité, qui auraient induit en erreur
des géographes et navigateurs ultérieurs.
Mais, dix-huit siècles plus tard,
Christophe Colomb commettrait encore
des erreurs de calcul phénoménales ; les
mesures géographiques ont souffert
d’une lourde imprécision jusqu’au XVIIIe siècle.
Reste à déterminer les conditions et
les raisons pour lesquelles Pythéas
entreprit cette expédition, qui exigeait
des moyens matériels importants. C’est
le point sur lequel Polybe se fonde pour
contester la réalité du voyage de
Pythéas. Or, Polybe semble ignorer
qu’un autre navigateur, Euthymène, partit
en même temps que Pythéas pour
explorer, lui, les côtes africaines. La
coïncidence est frappante : qui donc
aurait été le commanditaire ayant financé
ces deux voyages, et dans quel but ? La
réponse est Alexandre. Le grand
conquérant, qui venait de soumettre
l’Asie, cherchait d’autres territoires à
ses exploits ; il était encore jeune (il
mourut, en 323 av. J.-C., du typhus ou de
paludisme). Or, le monde méditerranéen
ne savait encore rien du septentrion.
Seul Alexandre pouvait financer des
expéditions de plusieurs trières (chacune
comptait alors deux cents rameurs) et y
aurait trouvé son intérêt.
Le scepticisme et les sarcasmes des
experts modernes constituent un risque
aussi grand que la mystification
éventuelle. L’histoire de Pythéas est à
cet égard exemplaire : elle rappelle les
erreurs de ces experts. En 1900, un
grand physicien, lord Kelvin, président
de la British Royal Society, déclarait
solennellement : « Les rayons X sont une
mystification. » Cinq ans plus tôt, il
avait affirmé tout aussi solennellement :
« Des machines volantes plus lourdes
que l’air sont impossibles. »
La liste des erreurs modernes est aussi
longue que celle des anciennes. Pythéas
n’en est que l’une des victimes.
62 av. J.-C.
Un scandale fabriqué dans la Rome
de Jules César
suite…
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